L’automne est une saison magique sur l’Aubrac. Les couleurs sont chatoyantes et la brume qui s’accroche aux arbres donne des allures de conte de fée aux paysages. C’est aussi la saison des histoires et des mystères. A l’occasion d’Halloween, nous vous proposons un contenu un peu différent de d’habitude, plus long, mais qui va vous emmener au cœur de l’Aubrac. Une histoire qui a pour théâtre l’un des lieux mythiques du plateau et surtout l’un des plus mystérieux. Un bâtiment inaccessible, qui alimente les imaginaires, qui fait fantasmer tous ceux qui posent le regard dessus : le Royal Aubrac.
Les vacances de Louis ne se passent pas du tout comme il l’espérait. Ce garçon de douze ans, intrépide et toujours à la recherche de nouvelles aventures, s’ennuie à mourir. En ce 31 octobre, il pourrait être avec ses copains, en train de réclamer des bonbons dans les rues de Paris, déguisé en tueur en série. Mais non. Cette année, il a fallu que ses parents décident de passer les vacances de Toussaint à la campagne. « Quoi de mieux que la maison familiale sur l’Aubrac pour renouer les liens ? » lui ont-ils dit.
Il se retrouve donc assis sur le canapé d’une petite maison en pierre, avec des volets bleus et un toit très pentu. L’intérieur est sombre, avec des murs épais, de grosses poutres en bois, des meubles vieillots et des couvertures moelleuses sur les lits. Le feu crépite dans la cheminée, alors que dehors, le brouillard a recouvert les pâturages d’un fin voile blanc. Depuis leur arrivée, Louis n’a pas mis le nez dehors. Il boude dans son coin, soupirant à tout bout de champ. En plus de devoir passer les prochains jours sans internet, il doit partager sa chambre avec Annabelle, sa petite sœur de sept ans.
– Tu sais, il ne t’a rien fait, ce pauvre cerf, lui dit sa mère en passant derrière le canapé, les bras chargés de châtaignes à faire cuire.
Cela fait une heure que Louis fixe, bras croisés et sourcils froncés, le trophée de chasse de son arrière-grand-père accroché sur le montant de la cheminée.
– Pourquoi tu ne vas pas un peu dehors ? C’est Halloween. Je suis sûre que les habitants du village seraient heureux de te donner quelques bonbons.
– Maman, il y a quatre maisons dans le village… j’en aurai vite fait le tour.
– Raison de plus. Ça ne te prendra pas longtemps et qui sait, peut-être que tu rencontreras des gens intéressants. Tu dis souvent que tu veux devenir un grand explorateur. C’est l’occasion non ?
Louis prend un moment pour réfléchir à ce que lui dit sa mère. Il n’avait pas pensé à ça. Effectivement, il pourrait faire comme ses héros favoris, explorer ce tout petit village et peut-être tomber sur un trésor unique. Décidé, il se lève d’un bond et court chercher son manteau dans l’entrée.
– Louis, attends ta sœur et emmène-la avec toi.
Les deux enfants s’arrêtent sur le pas de la porte. Ils se trouvent au cœur d’Aubrac, un petit hameau, entouré uniquement de pâturages. Les maisons sont d’imposantes bâtisses en pierres sombres. Leur silhouette se découpe dans la brume fine qui laisse passer les dernières lueurs du jour. Seules quelques âmes vivent à l’année dans ce village et le silence en ce début de soirée est assourdissant. Aucune lumière ne semble être allumée aux fenêtres. Louis commence à râler.
– On est sorti pour rien, je suis sûr qu’il n’y a personne dans ce coin perdu…
– Regarde, là-bas ! s’écrit après quelques secondes Annabelle en lui tirant sur la manche.
Louis regarde dans la direction que sa sœur lui pointe du doigt. En plissant les yeux, le garçon distingue comme une lueur vacillante à travers le brouillard. Elle n’est pas très vive, mais elle est bien là.
– Tu as raison, il y a quelque chose. Viens, on va voir ce que c’est !
Ils se mettent en marche vers la lumière, dans l’espoir de trouver une maison habitée pour réclamer quelques sucreries. Ils sont ralentis par la brume qui se mue en brouillard et qui s’épaissit à mesure qu’ils avancent le long de la route. Bientôt, ils ne distinguent plus le village derrière eux. Le froid leur mord les joues. Louis est tellement excité qu’il marche à grandes enjambées. Sa petite sœur doit presque courir pour le suivre. La lumière disparaît par moment, ce qui les oblige à s’arrêter plusieurs fois pour s’orienter.
– C’est loin, je commence à avoir peur, déclare Annabelle au bout d’un moment en se retournant vers les maisons qu’elle ne peut plus voir.
– Ne t’inquiète pas, il ne peut rien t’arriver. Je suis avec toi.
Au bout d’une dizaine de minutes, le vent se met à souffler fort. Annabelle peine de plus en plus à avancer. Le voile qui les entoure s’écarte petit à petit pour laisser apparaître une ombre gigantesque. Annabelle empoigne le bras de son frère. Devant eux, un immense bâtiment les surplombe. Long de soixante mètres et haut de vingt mètres, sa façade est constituée d’innombrables baies vitrées et fenêtres. Derrière, c’est l’obscurité la plus totale. L’endroit semble complètement inhabité, abandonné même. Pourtant, les enfants sont sûrs d’avoir aperçu de la lumière.
– Qu’est-ce que c’est, à ton avis ? demande Annabelle
– Je ne sais pas, on dirait un grand hôtel ou quelque chose comme ça. Viens, on va voir de plus près.
La petite fille n’est pas rassurée, mais elle suit son frère qui s’approche un peu plus. Quand ils arrivent à une dizaine de mètres de l’édifice, un bourdonnement sourd et lointain leur emplit les oreilles. Le lieu semble s’envelopper d’un voile laiteux, mais qui n’a rien à voir avec le brouillard environnant. C’est comme s’ils voyaient à travers un écran. L’image vacille légèrement, grésille. Les enfants sursautent en voyant une ombre passer derrière une fenêtre. Les murs semblent prendre vie, les fenêtres devenir plus récentes, moins abîmées. Comme si deux images se superposaient, l’une actuelle, l’autre avec quelques détails qui diffèrent.
L’ombre derrière la fenêtre se matérialise de nouveau, se clarifie. Il s’agit d’une femme, en robe longue et cintrée à la taille, ses cheveux ramenés en un élégant chignon sur le haut de sa tête. Elle marche dans ce qui semble être un couloir, puis s’arrête devant une fenêtre et fixe l’extérieur. Annabelle retient un cri en posant la main sur sa bouche.
– Louis, c’est qui ? Elle nous regarde, demande-t-elle d’une voix tremblante.
– On dirait… des souvenirs ! s’exclame son frère, ébahi.
L’image n’est pas nette, comme si les couleurs s’étaient délavées dans le temps. Petit à petit, d’autres personnes apparaissent derrière les hautes fenêtres. Des gens venus d’une autre époque sont couchés sur des lits à l’extérieur, sur le balcon qui court le long de la façade. Par moments, des personnes toutes de blanc vêtues viennent leur rendre visite et repartent.
– C’est beau, n’est-ce pas ?
Les enfants sursautent et poussent un cri de terreur. Louis se tourne du côté de la voix. A côté de lui se tient un homme âgé, les bras croisés dans le dos. Le jeune garçon peine à distinguer son visage alors qu’il n’est qu’à quelques mètres de lui. L’homme ne les regarde pas mais se tient bien droit, face à l’imposant bâtiment.
– Voyez-vous les enfants, vous avez en face de vous l’œuvre de ma vie, déclare-t-il avec de la fierté dans la voix.
Louis se tourne un peu plus pour tenter de mieux distinguer l’homme et s’aperçoit qu’il peut voir les arbres au travers de sa chemise.
– Qui êtes-vous ?
– Excusez mon impolitesse, je ne me suis pas présenté. Je suis le docteur Camille Saunal. Je suis le docteur à l’origine de la création du sanatorium.
– Du quoi ? ne peut s’empêcher de demander Annabelle de sa petite voix d’enfant.
– Du Sanatorium, voyons. Le chef d’œuvre que vous avez devant vous. Une aventure fantastique, vraiment.
Intrigué, plus qu’apeuré, Louis commence à poser des questions au souvenir de cet homme, afin d’en apprendre plus sur ce lieu mystérieux. Il est fasciné par la façon de parler de ce docteur venu d’un autre temps.
– Pardon mais c’est quoi un… sanatorium ?
– Bien entendu, à votre époque, ils ne sont plus vraiment d’actualité. J’ai vécu à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. En ce temps-là, une maladie faisait des ravages. Tout le monde pouvait être touché et nous avions du mal à la guérir.
– La peste ? demande Louis, se rappelant vaguement ce nom qu’il avait entendu dans un film.
– Non, rit le docteur Saunal. La tuberculose. C’est une affection des voies respiratoires, très compliquée à soigner de mon temps. À force d’étudier des cas dans ma clinique parisienne, je me suis aperçu que l’air pur des montagnes favorisait la guérison. Avec un protocole médical strict et un suivi, les malades avaient des chances de s’en sortir, s’ils étaient pris en charge à temps.
– Et vous avez choisi ici pour construire l’hôpital.
– Aubrac était l’endroit idéal pour installer un établissement du genre. Le climat était parfait et la place ne manquait pas. Mais attention, cela n’a pas été si facile que ça. Il m’a fallu faire mes preuves et convaincre les politiques de me laisser mener à bien ce projet. Il se trouve que j’avais de bonnes relations avec un sénateur, ce qui m’a grandement aidé.
Le docteur marque une pause dans son explication, se plongeant dans ses souvenirs. Annabelle en profite pour regarder les gens déambuler sur les terrasses devant elle. Elle admire les femmes avec leur longue jupe et leur chignon impeccablement tenu sur le haut de leur tête. Elle a l’impression de regarder une vieille carte postale en mouvement.
– Avant de lancer la construction du Royal Aubrac, il fallait que je vérifie si mes suppositions étaient fondées. Il fallait que je leur montre, à tous, que j’avais raison de me lancer dans ce projet ambitieux. J’ai donc demandé à mes patients parisiens s’ils étaient prêts à venir passer quatre mois sur l’Aubrac, pour essayer ma méthode. C’était durant l’été 1895. Une dizaine d’entre eux se sont portés volontaires, tous à un degré très avancé de la maladie. Nous les avons installés dans une petite maison de la domerie d’Aubrac, coincée entre l’église et la tour des Anglais. Vu le stade auquel ils étaient, je savais qu’il n’était pas question de guérison totale, mais les améliorations étaient visibles. Les résultats sur des patients pris plus tôt étaient donc vraiment prometteurs.
– Mais je ne comprends pas pourquoi vous avez choisi ici ? demande Louis. Vous êtes de Paris pourtant. Vous auriez pu aller ailleurs.
– Tu as raison. D’autres établissements du genre ont été construits dans les Alpes, par exemple. D’une part, j’ai des origines aveyronnaises. Ce pays me tient à cœur. Mais surtout, l’Aubrac était un lieu beaucoup plus accueillant. Il vaut mieux un paysage verdoyant et luxuriant, qu’une couche de neige perpétuelle et froide sous vos pieds pour aller mieux. Cela rappelle trop la mort et le deuil.
– Donc vous avez convaincu tout le monde.
Le vieil homme hoche la tête.
– Cela m’a pris quelques années, mais une fois le chantier lancé, cela a été très vite. Tous les matériaux pour construire le bâtiment ont été trouvés sur place : basalte, granite, bois. Nous avons fait venir des ouvriers spécialisés du centre de la France. C’est comme ça que nous avons pu inaugurer le Royal Aubrac en 1902. C’est l’une de mes plus grandes fiertés. Nous l’avons aménagé pour qu’il soit luxueux et confortable. Cela faisait venir des gens de partout en France, et même de l’étranger. Ils pouvaient ainsi profiter du climat, des soins appropriés et des magnifiques installations qu’offrait le sanatorium.
– Mais tout le monde ne pouvait pas venir ici se soigner, quand même ?
– Non, c’était des gens aisés. Dans les sanatoriums du genre, nous soignions la tuberculose du riche, comme l’on disait.
– Cela devait être incroyable, s’émerveille Louis.
– Malheureusement, le bonheur d’avoir réussi mon pari n’a pas duré longtemps…
Le Docteur Saunal baisse la tête un moment, puis lorsqu’il la relève et se tourne vers les enfants. Une lueur de colère passe dans son regard trouble. Il leur raconte que l’aventure du Sanatorium d’Aubrac n’a duré que sept ans. Petit à petit, des gens ont commencé à le détracter et des problèmes financiers ont mis fin à cette magnifique aventure, travail d’une vie. En 1911, le bâtiment fût racheté.
– Ce ne sont pas mes compétences médicales qui ont été remises en cause, mais les gens avec une étroitesse d’esprit ne pouvaient pas comprendre qu’une maladie pouvait être guérie à l’aide de ce qui nous entoure : la nature. C’est bien dommage… quand on voit ce qu’est devenu ce lieu dévoué à la science par la suite… cela me rend bien nostalgique.
Le vent qui s’était posé se remet à souffler. Annabelle a du mal à garder ses cheveux longs derrière ses oreilles. Devant eux, le bâtiment grésille de plus belle, le bourdonnement s’amplifie. Les pensionnaires se mettent à marcher de plus en plus vite. L’image défile à toute allure, comme si quelqu’un avait appuyé sur le bouton “accélérer” d’une télécommande. Devant les yeux des enfants, c’est toute l’histoire du sanatorium qui défile.
Peu de temps après la fin de sa vocation médicale, le sanatorium est racheté pour devenir une succursale de l’Astoria Hôtel et de l’International de Vichy, devenant un hôtel de luxe pour les curistes. Lorsque ces images passent devant le docteur, il soupire bruyamment. Les enfants y voient des gens richement habillés se promener devant l’édifice, les femmes ombrelles à la main, les hommes chapeaux élégants vissés sur la tête. Puis l’image accélère encore, le bâtiment est laissé à l’abandon un moment, avant de reprendre vie.
Louis et Annabelle se sentent un peu moins déconnectés de cette époque. Là, devant leurs yeux, une multitude d’enfants jouent sur les terrains de tennis en contrebas. Ils se poursuivent en criant dans la cour. Lorsque la neige recouvre l’image, les combinaisons de ski remplacent les shorts et t-shirts.
– Cette période de l’histoire du sanatorium me satisfait un peu plus, reprend le docteur Saunal après un long moment de pause.
Annabelle en a presque oublié sa présence, trop concentrée sur ce qui se passe devant ses yeux.
– Accueillir des colonies de vacances, des classes de neige, cela aura au moins permis à des enfants de s’épanouir et de faire la découverte de cette belle région.
Petit à petit, le souvenir du sanatorium s’estompe, laissant de nouveau place au présent. Louis se tourne vers leur compagnon d’aventure. Il écarquille les yeux. L’homme est de moins en moins visible. Il s’efface en même temps que disparaissent les histoires et les gens qui ont fait vivre l’édifice.
– J’espère que le Royal Aubrac redeviendra, un jour, aussi majestueux qu’il l’était à l’époque. Quand je l’ai créé, je voulais qu’il insuffle la vie, à mes malades, mais aussi au plateau de l’Aubrac. Vous aurez peut-être la chance de le voir renaître de ses cendres.
Le souvenir du docteur lève son chapeau au-dessus de sa tête en faisant une légère révérence.
– En attendant les enfants, j’ai été ravi de discuter avec vous. Cela faisait bien longtemps que je ne m’étais pas replongé dans ma vie de la sorte.
– Mais vous êtes en train de disparaître ! s’exclame Annabelle lorsqu’ils ne distinguent plus qu’une vague forme humaine.
– Maintenant, vous êtes les gardiens de l’histoire du Royal Aubrac. Elle vous appartient.
Tout redevient silencieux autour des enfants. Le bourdonnement disparaît en même temps que le Docteur Saunal. Le brouillard autour d’eux devient une brume légère qui laisse apparaître les lumières du village derrière eux. Annabelle et Louis se regardent sans rien dire. Ils viennent de vivre un moment unique, bien loin de toutes les espérances du jeune garçon. Ils restent encore un moment à contempler le bâtiment, qui leur semble bien vide et dénué de vie.
Lorsque la bise glaciale les fait frissonner, ils décident de repartir vers leur maison, vers leur époque, vers leur vie. Sur le chemin du retour, le frère et la sœur se promettent de ne jamais parler à qui que ce soit de ce qu’ils viennent de vivre. Personne ne les prendrait au sérieux. En son for intérieur, Louis sait qu’il ne pourra jamais oublier ce moment unique et suspendu. Lui qui trouvait cette terre de montagne sans intérêt et ennuyante, il se sent désormais intimement lié à elle. Lié à cette histoire de dévotion, d’ambition et d’avancée scientifique. Même dans ses rêves les plus fous, il ne s’était pas imaginé vivre une telle aventure. Tout lui semble possible maintenant.
Arrivés à l’entrée du village d’Aubrac, Annabelle se tourne vers son frère en sautillant et lui dit :
– On va chercher des bonbons maintenant ?
Cette histoire est fictive, basée sur les informations historiques recueillies dans : Cransac Francis. Ecrivains découvreurs de montagne, Littérature de Sanatorium. Collection Cahiers des Rencontres d’Aubrac, cahier n°3. Editions du Rouergue, 2000.
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